mercredi 10 mars 2021


Qui est "je" ?



La prison des mots 

Les mots que nous employons pour communiquer avec autrui (ce que nous faisons avec vous en cet instant !) ou avec nous même (lorsque nous soliloquons), sont des pièges qui nous emprisonnent. Que signifient in fine les mots tels que:

  • “je”
  • “moi” 
  • “ego”
  • “pensée”
  • “personnalité”
  • “individu”
  • “individualité”
  • etc...

Une autre prison, celle des certitudes:

Il est facile de constater les certitudes de lʼautre, surtout si elles ne sont pas partagées. Car lorsquʼelles sont partagées elles deviennent convictions de vérité.

De même de nos croyances, tellement intégrées, qui passent inaperçues à notre examen.On prend souvent comme exemple les certitudes religieuses : lʼexistence de Dieu, lʼexistence de lʼâme, lʼimmortalité de lʼâme, la réincarnation, le jugement dernier... 
Autant de croyances qui faisaient écrire au centre de Limoges :Nous vous proposons, comme le conseillait Bouddha (cʼest à dire lʼEveillé, le grand psychologue et non la divinité inventée à lʼusage du vulgaire) de laisser de côté toutes les traditions invérifiables, si vénérables soient-elles, toutes les idées reçues, tous les “on sait bien que ...” et de voir ce que nous savons vraiment de la nature humaine”.

Mais dans ce cas que sait-on vraiment ? 

Nʼest-ce pas aussi une illusion, un piège ? Et là encore, “qui” sait vraiment ? Le physicien mieux que le médecin ? le médecin mieux que le psychologue ? le psychologue mieux que le théologien ? Et sʼil nʼy avait là que certitudes institutionnalisées ?Cʼest comme si nous voulions abattre une illusion par lʼinstrument même de lʼillusion.

Le modèle de la pensée taoïste:

Nous vous proposons de visiter ensembles le modèle de notre tradition.
Selon la pensée taoïste, lʼhomme ne se manifeste que si trois facteurs se rencontrent : Shen, Jing et Qi.

Shen, cʼest le souffle organisateur:

                 
 idéogramme moderne            pictogramme traditionnel

On a écrit beaucoup à propos de Shen.
Certains disent, cʼest «lʼesprit», dʼautres la «conscience». Ou pour être encore plus précis : «lʼunité consciente de conscience».Ou encore, la “conscience organisatrice”. 
Son objectif serait de sʼincarner dans une forme pour y vivre.«Shen induit dans la vie le projet et le désir de vivre». Il a même été écrit que «cette conscience est dʼessence divine». 

Nous préférons reprendre une définition ancienne explicitée par la partie droite du pictogramme traditionnel, selon laquelle Shen, cʼest ce qui tombe du ciel (le trait vertical) et ne peut être retenu (par les deux mains qui sont de part et dʼautre du trait vertical). Les mains représentant la vie concrète et manifestée.Il nous convient de préciser que Shen est le souffle organisateur.

Pour autant, Shen nʼest-il pas lui aussi un concept de croyance, au même titre que les croyances religieuses ? Cʼest comme vous voulez, mais quelle que soit votre opinion, nous vous invitons, juste pour le raisonnement, à «faire comme si»....


Jing, cʼest la trame de vie:


             
idéogramme moderne                 pictogramme traditionnel

Pour sʼincarner, Shen a besoin dʼun support matériel. Jing est ce support. 
Cʼest la trame sur laquelle la vie va se tisser. Cʼest la structure matérielle qui rend la vie concrète possible.
Jing est la structure héréditaire du vivant, qui fait quʼune graine dʼartichaut ne donnera ni un bambou ni un bananier.
Jing contient donc le programme dʼun type de vie avec ses limites de manifestation : un artichaut peut vivre avec une taille donnée, un type de feuilles, pour une certaine durée, dans telles conditions climatiques ... Un chat peut vivre avec certaines données de taille, de forme, dʼhygiène instinctive et doit remplir des conditions qui lui sont propres.
Jing est aussi une réserve qui permettra de produire une forme et de lʼénergie. Cʼest un support des mécanismes de procréation et des informations génétiques.
Jing, cʼest notre sablier intérieur.Le rapport de Jing avec la biologie génétique nous rassure. On peut penser être enfin dans le domaine du concret et du vérifiable. 

Mais en quoi ne serait-ce pas aussi de lʼapparence au même titre que le concept Shen ?

Qi, cʼest lʼactivité métabolique:


                          
idéogramme moderne                pictogramme traditionnel

Qi, cʼest lʼénergie produite par le vivant et conditionnée par les apports extérieurs.Tous les apports extérieurs. Qi peut être très manifesté et cʼest la matière corporelle vivante. Il peut être moins manifesté et cʼest lʼinflux nerveux ou la pensée.
La pensée est Qi, tandis que Shen est ce qui traverse Qi, et que celui-ci ne peut saisir.La pensée nʼest pas Shen. La pensée est produite et au service de Shen.

A titre de comparaison

Nous ne voulons heurter personne. Nous nous adressons à des francophones généralement issus de ce que lʼon nomme généralement «la tradition révélée du Livre» (Ancien Testament, Nouveau Testament). Sachez que la nature de lʼhomme selon la tradition telle que nous venons de vous lʼexpliquer, nʼest pas en désaccord avec les affirmations des religions du Livre. 

Et nous allons vous le démontrer:
  • Le corps est désigné dans la Bible en hébreu par "bâssar " et en grec par "soma" ou par "sarx" (= "chair" ). C'est l'élément matériel, le substratum physique de la vie, dans son unité de composition à travers tout le monde vivant mais aussi à travers la Terre. 
  • L'âme est le principe et le ressort de la vie psychique, avec toutes ses manifestations instinctives, intellectuelles, sentimentales, morales. Elle est désignée par l'hébreu "nèfèsch" et par le grec "psuché".
  • L'Esprit est le principe de la vie spirituelle qui donne à l'homme sa véritable dimension, lui assignant dans l'univers sa place privilégiée, unique et lui permettant d'entrer en relation avec Dieu, son Créateur, Dieu "Esprit"(Jean 4:24) désigné en hébreu par les mots "ruach" ou son synonyme "neshâmâ ", et en grec par le mot "pneuma". C'est l'esprit qui confère à l'homme sa dignité d'homme, créé à l'image de Dieu selon sa ressemblance (Genèse 1:26-27; Zacharie 12:1; 1er Corinthiens 3:16, 6:19-20), fait de peu inférieur à Dieu (Psaume 8:6). "Neshâmâ" est utilisé uniquement pour l'homme, jamais pour l'animal. Car c'est l'esprit qui nous différencie de l'animal. C'est par l'esprit que nous sommes en relation avec Dieu et avec Son Esprit. C'est par l'esprit que nous avons la pensée de l'éternité (Ecclésiaste 3:19, 11; 12:9; Psaume 31:6, Luc 23:46; Actes 7:59; Romains 8:15-16).Dans l'Ancien Testament, l'Esprit de Dieu n'est pas désigné par "neshâmâ " mais par "rûah ", le souffle. C'est par ce souffle que Dieu donne vie à Adam. C'est par l'Esprit de Dieu que nous pouvons aimer, adorer et servir Dieu (Jean 4:23-24; Romains 1:9, 9:1).
Vous ne trouverez pas dans Saint Paul par exemple, que l'âme est immortelle.L'âme (psyché) cʼest le psychisme, étroitement conditionné par les fonctions du corps. Cʼest la pensée au sens large du terme, avec lʼensemble de ses percepts. Ce qui, pour Saint Paul, était immortel en tant qu'émanation divine, c'est le souffle (pneuma) et le souffle c'est l'Esprit.

Ce mot, dans le courant des siècles, a été détourné de son sens primitif: on l'a confondu avec l'âme. Le souffle, voilà ce que signifie Esprit. Quelque chose (mais le mot "chose" ne convient pas) d'impalpable, d'inconditionné, de non matériel (étant donné le sens que lʼon accorde au mot«matière»). 

Réfléchissez un peu: Si Paul de Tarse avait vécu en Chine antique il aurait utilisé lʼidéogramme Shen. Sʼil avait vécu en notre siècle, l'idée ne lui serait-elle pas venue d 'employer le terme actuel «onde» ? Avant d'en terminer avec ce sujet: faisons remarquer que les enseignements «actuels» se sont détournés de leurs sources. Nous nʼavons pas à en juger, nous le constatons.

Nos seuls buts dans ces quelques lignes comparatives étaient
  • de vous montrer la permanence de la Tradition 
  • de vous montrer que les pièges de la pensée se retrouvent les mêmes. Lorsqu'un livre Saint affirme que "l'homme est à l'image de Dieu" c'est, de toute évidence, du Souffle (Esprit), qu'il est question, et non du psychisme, de l'âme Là aussi, il y a eu confusion. Au fur et à mesure que s'affirmait la main-mise de l'homme sur la nature, celui-ci n'a pas manqué de s'enorgueillir de son intelligence, de la faculté de raisonnement. A la limite, il a établi un parallèle entre son «intelligence» et lʼomniscience divine et décidé que sa parenté avec le Créateur ne pouvait être que d'ordre intellectuel. Bref, il a déifié une simple faculté.
Cependant, un petit exemple permettra de comprendre qu'il ne peut y avoir aucune commune mesure entre intelligence et omniscience; qu'il ne s'agit pas d'une différence quantitative mais d'une différence de nature.
Supposons un ostéologue à qui l'on a confié, aux fins d'étude le plus petit des os d'un animal quelconque: un mouton, par exemple. 

Deux ou trois heures plus tard, ayant expérimenté, déduit, réfléchi, il nous dira ce qu'est cet animal. Sa réponse sera le fruit laborieux des travaux de son intelligence.Par contre, lʼhomme qui aura élevé le mouton, même stupide et ignare, pourra dire instantanément de quel animal il s'agit. A plus forte raison «Celui» ou «Ce» qui est à l'origine de Tout n'aura-t-il que faire d'intelligence spéculative ...

Retour à la tradition du Tchʼan:

Des données de la tradition taoïste, retenons ceci :Lors dʼun coït, le jing (potentiel héréditaire) du père, se joint au jing de la mère.En occident on parle de gènes, de chromosomes, dʼADN. Nous nʼavons pas de compétence dans ce langage, ce nʼest pas le nôtre, nous nous en tiendrons au Jing.

Durant la gestation, le foetus prend du poids et son organisation se fait de plus en plus complexe grâce à un apport de Qi venu de la mère.La vie, quʼelle soit psychique ou physique, sʼorganise à partir un ensemble hétérogène fait du jing venu des aïeux, et se développe par un apport externe. 

Lʼenfant naît. Si nous ne faisons intervenir aucun a priori dʼordre religieux, pouvons-nous dire que nous avons affaire à un individu, étant entendu que le mot signifie: «ce qui est indivisible» ? 

En un sens, oui, puisque si nous divisions lʼenfant en ses parties constitutives, il cesserait dʼêtre, il mourrait. Mais le fait quʼil soit sécable infirme sa qualité dʼindividu.Ce sont là, bien entendu, des arguties. Mais en vous les soumettant, nous nous efforçons de vous mettre en garde contre la fausse signification accordée aux mots.

Lʼenfant grandit: il apprend à parler, apport «étranger», notons-le en passant. En effet, pour savoir parler, il faut que le milieu ait agi, sous forme dʼéducation.
Lʼenfant «sʼaffirme». Il devient une personne. Et nous retombons sur un mot auquel nous nʼaccordons pas son sens exact: personne vient de “persona” qui signifie exactement “masque”. Une personne est donc une apparence. Une apparence dʼindividu. Une apparence de quelque chose qui existe «en soi». De notre point de vue, on ne saurait mieux dire.

Lʼillusion:

Ainsi, lʼagrégat fait, sur le plan physique de la rencontre dʼun spermatozoïde et dʼun ovule, augmenté dʼun apport incessant de nourriture extérieure et, sur le plan psychique : dʼun système de compréhension et de jugement (le psychisme étant tributaire du physique puisque informé de façon médiate et immédiate par lʼappareil nerveux et les sens), lʼagrégat donc, se tient pour un être particulier, un «individu», un «ego», un «moi», isolé du reste de lʼunivers. indépendant de tout. Il estime quʼil y a «moi» et le reste. Cependant, résultat dʼincessants apports extérieurs, il nʼest quʼun brassage dʼéléments sans cesse faits et défaits.

Un seul obstacle et le pourquoi ?

Comme cʼest précisément cette croyance erronée en lʼexistence dʼun «moi» particulier et individuel qui constitue la SEULE barrière à la libération humaine, il est nécessaire de nous poser cette question : comment se fait-il que lʼêtre humain ne sʼaperçoive pas que ce qui est appelé «moi» nʼest pas réellement quelque chose de séparé de la Totalité, mais un des aspects locaux et sans cesse changeants de cette Totalité ? La réponse a été formulée, identique, par le Bouddhisme et le Taoïsme philosophique. Le Zen, par exemple, lʼexprime en ces termes : ce que je crois être «moi», cʼest ma pensée. La pensée est une fonction (essentielle, certes) qui croit être une entité, un individu.

La réponse du Tchʼan

Naturellement, le Tchʼan est dʼaccord avec cette réponse, mais il y introduit la nuance suivante: ce qui a été traduit par «pensée» est le terme chinois «xiang» 
Xiang signifie bien «pensée» mais a un sens plus large que nʼen a le verbe “penser” en français. 

Nous dirons, nous, que Xiang cʼest aussi «avoir conscience, percevoir de nʼimporte quelle façon et savoir que lʼon perçoit». Cʼest ce que nous entendons par «percept».Et cʼest pour cela que nous devons prendre conscience de nos percepts, sans passer par la pensée raisonnante.

La discontinuité de la pensée

Nous nʼavons pas trop de mal à admettre que «mon corps», ce nʼest pas «moi». La pensée admet aisément cela, et aussi que notre physique est lʼobjet dʼun incessant changement. Et si nous lʼoubliions, les sciences biologiques seraient là pour nous le rappeler, ainsi que le simple examen de notre visage dans un miroir à quelques années dʼintervalle. 
Mais notre pensée, nous parait bien quelque chose de continu, de permanent tout au long de notre vie (et pourtant, la cessation complète de son activité durant une bonne partie de nos heures de sommeil devrait être un indice significatif de discontinuité). 

En fait, chaque pensée déferle si vite sur les traces de la précédente, que nous ne percevons pas habituellement le vide existant entre deux pensées.Il est un détail que, par auto-défense en quelque sorte, notre pensée omet de nous signaler: si elle possédait une continuité réelle dans le temps, si elle nʼétait pas, elle aussi, un agrégat tout comme notre corps, nous devrions, logiquement, retrouver à volonté nʼimporte quel souvenir dans notre mémoire. 

Or, ce nʼest pas le cas, contrairement à ce que dʼaucuns prétendent : certains souvenirs persistent et dʼautre non. Mais comme, par définition, un vide, une absence ne peuvent être perçus positivement, nous ne pouvons prendre conscience du hiatus existant entre chaque souvenir de nos expériences passées. Nous sommes, vis-à-vis de la fonction “pensée” lorsque nous lʼexaminons, dans la position dʼun homme percevant le mouvement stroboscopique. Il perçoit un mouvement continu, alors quʼil nʼa devant lui quʼen ensemble dʼimages produisant une illusion dʼoptique: son oeil voit juste mais son mental triche.

 A plus forte raison la pensée trichera-t-elle quand elle sʼexaminera elle-même. Car, en somme, cʼest là notre problème: une fonction, un instrument, prétend être «moi». Comment ferais-je pour examiner cet instrument alors quʼil est le seul appareil dont je dispose pour cet examen ?Pour cela, disent le Bouddhisme et le Taoïsme philosophiques, il faut faire cesser lʼagitation de la pensée, le faire “taire”, aller au-delà du mental.

Aller au-delà du mental ?

Ces phrases ont fait couler beaucoup dʼencre et (il est regrettable de le dire) fait accomplir pas mal de stupidités. Disons-le tout net: on peut, en un certain sens, aller au-delà du mental, mais on ne peut le taire faire de la façon dont lʼentendent trop de gens.Supposez un instant que le discours dʼun personnage quelconque vous incommode. Vous pouvez vous retirer, bien entendu. Mais si ce personnage est en vous (sʼil affirme même être vous, ce qui est le cas de votre mental, de votre pensée) cela paraît difficile ! 

Evidemment, quand vous dormez à poings fermés, ce mental se taira un moment. Mais vous nʼen aurez aucune conscience. Lorsque vous êtes éveillé, dans la veille diurne, vous pensez, rien ne peut empêcher ce fait. Il y a, entre chacune de vos pensées, un vide. Mais ce vide nʼest perceptible quʼaccidentellement ou très brièvement au cours de la respiration conscience par exemple. 

Encore nʼest-il pas perçu au moment où il se produit mais immédiatement après. Aller au-delà du mental ne doit pas être confondu avec revenir en-deçà, en une quelconque vie végétative et sans pensée. Aller au-delà du mental, cʼest se diriger vers le plus et non vers le moins. 

Reprenons lʼexemple du discoureur qui vous déplaît. Un autre moyen de ne plus entendre sa voix serait de parler en même temps que lui. Dans ce cas particulier, certes, il y aurait cacophonie et lʼexemple peut paraître fâcheux. Mais en ce qui concerne le procédé que nous vous proposons pour aller au-delà du mental, il nʼy aura pas de vacarme. Simplement, le mental «habituel» ne sera plus seul à sʼexprimer. Or, il faut sʼexprimer seul pour avoir toujours raison. Par contre, parler sans être entendu, équivaut à se taire

Lʼunité consciente de conscience

Il est un axiome bien connu: lʼanimal (supérieur) est conscient. Mais seul lʼhomme a conscience du fait quʼil est conscient.Cet axiome est à la fois vrai et faux. Pour lʼhumain véritable, il est vrai à 100%.Pour lʼhumain ordinaire; il est quelquefois vrai mais presque toujours faux. Tel homme plongé dans un problème compliqué a-t-il conscience dʼêtre conscient des éléments de ce problème ? 

Un peu de compréhension

Lorsquʼun être humain commence à intégrer cette idée : ce que «je» croyais être «moi» nʼest en fait quʼune faculté : mon mental, ma pensée au sens large du terme, il éprouve le plus souvent un sentiment de «néantisation». Cʼest une sorte de panique qui sʼexprime par ces mots : «mais alors, «je» nʼexiste pas ? «Je» ne suis rien quʼun ensemble de pulsions et dʼimpressions produites par lʼaction de forces si gigantesques quʼelle demeurent inconcevables ... Un amas sans cesse changeant de cellules, doué dʼune conscience illusoire.

Tout homme ou toute femme qui est passé par là sait que cette impression engendre un malaise. Et c'est très mauvais parce que, disait Sou-Tchien, «un malaise à base de craintes empêche de voir le réel». Mais il ajoutait aussitôt «il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car il en est de cette impression comme de l'eau dans laquelle on vient de plonger. Tout d'abord son contact est désagréable, puis "elle est bonne": le tout est de ne passe crisper». 

Tant que nous nous tenons pour un «individu», il va de soi que nous nous préoccupons avant tout du sort de cet individu. De son sort FUTUR évidemment puisque nous n'avons aucune action réelle sur ce que nous nommons le passé. Or, le sort ultime de «l'individu» est d'ores et déjà décidé: il doit disparaître. 

En fait, strictement parlant, il ne fait que cela depuis son apparition sur la Terre: à chaque expérience nouvelle, les modifications survenant dans cette forme générale qui n'a d'apparence stable que pour nos sens, sont telles qu'on peut dire qu'il y a un "individu" nouveau. Si le phénomène "mémoire" n'existait pas, le sentiment d'individualité ne serait pas. Mais, en ce cas, l'espèce non-plus ne pourrait être puisque chacun de ses membres serait incapable de survivre et de se reproduire. 

Que l 'être humain s'identifie à une fonction: sa pensée- est mauvais. Mais le fait que cette pensée soit, dans la pratique, orientée par le seul avenir, sur le devenir du «moi» illusoire, sur son propre devenir est pire. Ce que nous sommes réellement ne peut être formulé en mots. Les mots sont un outil et un sous-produit de la pensée et celle-ci exclut ce qui pourrait faire disparaître son usurpation. Il convient donc, non pas d'empêcher les incursions de la pensée dans son avenir, mais de les limiter à ce qu'elles doivent normalement être.

La FONCTION de la pensée est bien de prospecter, dans la mesure où elle en est capable, l'avenir, mais non de s'identifier à ce que sera cet avenir. Ceci peut parfaitement être fait car la pensée n'est pas, bien au contraire, un mauvais instrument en soi : c'est simplement un instrument mal réglé: nous la tenons pour un être alors qu'elle n'est qu'un objet. Elle tend donc, à nous pousser toujours vers l'avoir et non vers l'être. Bien réglée, elle est parfaitement susceptible de s'intéresser à l'être et à poser cette question: qu'est-ce qui EST, en cet instant ?

Ce qui revient à s'observer elle-même, à percevoir qu'elle n'est pas UNE, à engager, si l'on nous permet ce paradoxal néologisme, un "auto-dialogue". Bref: à faire taire le mental habituel. Qu'est-ce qui EST, en cet instant ? Lorsque, très souvent, celte question est posée, une nouvelle habitude (de pensée) naît. Lorsque cette habitude est établie, il y a identification à l'habitude. Lorsque cette identification est implantée, l'angoisse, quant au sort futur de la pensée prise pour une entité, cesse. Lorsque l'angoisse cesse, la nature réelle du «moi» apparaît, C'est lʼéveil, puis la libération.

Paix, force et harmonie.